Type et date de soutenance

Philosophie et histoire des sciences comparatives: XVIIIe-XXIe siècles

Gildas Salmon

Soutenance d'habilitation à diriger des recherches de Gildas Salmon (LIER-FYT).

Membres du jury :

  • Bruno Karsenti (EHESS/LIER-FYT, garant)
  • Jocelyn Benoist (Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
  • Richard Drayton (King’s College, London)
  • Antoine Lilti (Collège de France)
  • Silvia Sebastiani (EHESS/CRH)
  • Céline Spector (Sorbonne Université)
  • Ines G. Županov (CNRS/CESAH)

Résumé :

Les sciences comparatives modernes ne sont nées ni de la curiosité des voyageurs pour les cultures lointaines, ni des spéculations désintéressées de savants soucieux de mettre en ordre la diversité des phénomènes humains : elles sont des sciences impériales, au sens où elles sont issues de la tentative faite par les autorités coloniales au cours des trois derniers siècles de gouverner des sociétés autres en tant qu’autres. C’est donc de la réflexivité développée à l’intérieur d’une bureaucratie coloniale, confrontée au défi de gouverner des sociétés dont elle ignorait tout, qu’il faut partir pour comprendre le lancement de programmes de recherche destinés à objectiver les cultures extra- européennes. C’est cette philosophie politique à vocation pratique qui, par une série de détours que ce livre a pour tâche de retracer, a rendu possibles les sciences humaines.

Rapporter la révolution comparative du début du XIXe siècle à la situation coloniale ne doit toutefois pas conduire à dénoncer les savoirs orientalistes comme des idéologies crées de toutes pièces par les Européens. À l’inverse du schème de l’invention privilégié par Edward Said, ce travail entend démontrer qu’en matière épistémologique comme en matière politique et commerciale, le colonialisme européen a d’abord reposé sur la capture des techniques et des ressources qu’il était incapable de produire par lui-même. Ce qui s’est produit au moment de la construction des empires coloniaux en Asie n’est donc pas la pure projection de fantasmes européens sur un Orient inerte, mais la captation de savoirs extra-européens au profit de la puissance coloniale. Et c’est précisément parce qu’ils étaient étrangers aux cadres cognitifs importés par les administrateurs coloniaux que ces savoirs ont pu avoir des effets en retour si profonds sur les savoirs européens, et les doter – en matière linguistique en particulier – d’instruments d’analyse bien plus puissants que ceux dont ils disposaient jusqu’alors.

Pour le montrer, ce travail part du cas qui a été à la fois la tête de pont et le modèle de toute l’expansion britannique en Asie : celui de l’Inde, et plus précisément du Bengale, la première grande masse de territoire et de population asiatiques à avoir subi la domination européenne. Parce qu’elle n’a pas été une colonie de peuplement, mais une tentative d’administrer une société comptant plusieurs dizaines de millions d’habitants à l’aide d’une poignée d’administrateurs chargés d’y extraire l’impôt en en perturbant le moins possible le fonctionnement, l’Inde britannique a été un laboratoire d’où sont sorties, dans la seconde moitié du fin du XVIIIe siècle, des formes de savoirs et d’exercice du pouvoir entièrement inédites, qui continuent de définir notre modernité politique. Je me propose en effet de montrer que le gouvernement des empires coloniaux n’a obéi ni à la logique de la souveraineté, qui a servi de pivot à la construction des États-nations, ni à la logique disciplinaire identifiée par Michel Foucault dans les écoles, les manufactures, les armées et les prisons de l’Europe moderne, mais à la logique de la supervision, une forme de contrôle à distance plus économe et plus souple, destinée à capter au profit de l’autorité impériale les compétences d’agents hautement qualifiés, qui disposaient de ce fait d’un large degré d’autonomie.

Pour montrer que les savoirs orientalistes doivent être considérés comme des savoirs de la supervision, ce manuscrit suit le petit groupe des sanskritistes de Calcutta qui sont toujours regardés aujourd’hui comme les fondateurs de l’indianisme scientifique – Nathaniel Halhed, Charles Wilkins, William Jones et Henry Thomas Colebrooke – dans leur double activité d’administrateurs coloniaux situés au cœur de l’appareil d’État mis en place par la Compagnie des Indes, et de savants. L’enjeu de cette enquête est de retracer les médiations qui lient les impératifs du gouvernement de l’empire à la formation d’un programme scientifique qui a immédiatement été salué comme révolutionnaire dans toute l’Europe.

La première partie est consacrée à retracer la formation de ce programme de recherche, qui consistait avant tout à codifier le droit de l’Inde à destination des tribunaux impériaux. À partir d’un abondant corpus de mémoires anonymes rédigés au tournant des années 1770 par des marchands et administrateurs coloniaux accusant la Compagnie des Indes d’avoir ruiné le Bengale, elle montre comment la philosophie politique de Montesquieu a servi de principale ressource intellectuelle pour réformer l’empire, et en particulier pour justifier le projet de gouverner l’Inde selon ses propres lois. Elle démontre également, en suivant la tumultueuse mise en place des tribunaux coloniaux, l’incapacité des juges britanniques à mettre en œuvre ce programme en l’absence de tout savoir sur le droit local.

La deuxième partie a pour objet d’étudier les mécanismes concrets par lesquels les orientalistes ont réussi à produire une codification du droit hindou, dans le but de contrôler le travail des juristes indiens qui étaient chargés d’indiquer aux juges britanniques les règles du droit local. Elle étudie en situation, c’est-à-dire dans la salle du tribunal, face à des experts formés aux savoirs brahmaniques, la construction et la mobilisation des savoirs orientalistes, qui sont trop souvent coupés du terreau interactionnel qui leur a donné naissance. Les deux concepts de captation d’autorité et de capture normative me servent à définir les opérations par lesquelles les orientalistes britanniques ont pu prétendre construire un savoir capable de déterminer, depuis le dehors, les normes auxquelles les colonisés devaient obéir.

La troisième partie, enfin, mesure le choc en retour produit sur l’Europe par les textes religieux hindous – et, dans une moindre mesure, musulmans – dans lesquels les orientalistes sont allés chercher les sources du droit de l’Inde. Elle commence par montrer que l’administration d’un droit païen dans des tribunaux placés sous l’autorité d’un monarque anglican soulevait un épineux problème théologico-politique, qui a été entièrement manqué par l’abondante littérature consacrée aux savoirs orientalistes. C’est ce problème qui est le fondement du curieux projet qui a guidé toute la production scientifique des premiers orientalistes: faire échapper l’hindouisme à cette disqualification en montrant qu’il était un monothéisme, et même trouver aux hindous une place dans la cosmologie biblique. L’émergence de la grammaire comparée, que le dernier chapitre suit depuis la première formulation de l’hypothèse indo-européenne par William Jones à Calcutta en 1786 jusqu’à la rédaction des traités de Franz Bopp dans l’Allemagne des années 1820 et 1830, peut être regardée comme un résultat imprévu de ce programme théologico-politique propre à l’Empire britannique, qui a conduit à une hybridation inédite des savoirs brahmaniques et des savoirs européens.

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