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Les Soirées du LIER-FYT : discussion avec Pierre Livet

Discussion, en présence de Pierre Livet, de l'ouvrage de Bernard Conein et Pierre Livet "Processus sociaux et types d'interactions" (Hermann, 2020).

Pierre Livet

En raison de la situation sanitaire, cette Soirée aura lieu en distanciel.
Adresse de connexion : https://us06web.zoom.us/j/83622608772?pwd=SGdOUXN2aStxMEh2ZXBmeW1VU0g3UT09

Merci aux personnes extérieures au laboratoire qui souhaitent assister d'en faire  préalablement la demande auprès de lier-fyt.gestion@ehess.fr.

 

Discussion, en présence de Pierre Livet, de l'ouvrage de Bernard Conein et Pierre Livet Processus sociaux et types d'interactions (Hermann, 2020).

Discutant : Bruno Karsenti (LIER-FYT).

« Ce livre a plusieurs objectifs. Le plus philosophique, que l'on ne fait que mentionner ici,  est de proposer une ontologie qui soit pertinente pour penser les faits sociaux. Une ontologie des processus, de leurs connexions, et des virtualités nous a semblé nécessaire (les virtualités tiennent à ce que des interactions sociales locales sont dépendantes de et ont des répercussions sur d'autres interactions sociales  qu'elles n'identifient ni ne peuvent contrôler directement).

Notre objectif d'épistémologie des sciences sociales (qui demanderait bien d'autres étapes) est de tenter de relier une sociologie des interactions et une sociologie des formes et normativités sociales.

Bernard Conein est un spécialiste de l'étude de la cognition sociale et des interactions, et il s'est appuyé d'abord sur une étude des interactions directes, en co-présence,  qui tient compte des mouvements et des utilisations d'objets dans un environnement proche et partagé (cf. Kirsh), puis sur l'analyse de conversation, avec des extensions goffmaniennes, et enfin sur une éthologie des interactions sociales - que les humains partagent avec certaines espèces animales (en s'appuyant sur Dunbar).

Revenir sur ces études nous a amené à remarquer que l'aspect "commérages" des conversations implique de parler de personnes qui ne sont pas actuellement présentes. Cela nous a obligé à élargir la notion d'interaction, du domaine des interactions en co-présence, au domaine des interactions en "co-absence". Dans ces interactions, nous devons socialement nous soucier des influences que certains de nos partenaires ont pu avoir en notre absence sur notre prochain partenaire. C'est un élément qui conduit à la notion de virtualités, puisque pour celui qui s'en soucie alors qu'il en est absent, ces interactions sont virtuelles (il ne peut les déterminer totalement), ainsi que les réorientations qu'elles peuvent amener chez les partenaires de ces interactions. Or un groupe implique une majorité d'interactions "en co-absence" de la part des membres du groupe qui ne sont pas co-présents.

Si on tient compte aussi dans ces interactions de partenaires de nos partenaires qui n'ont pas et ne seront pas nécessairement un jour nos partenaires, on élargit de proche en proche le domaine des interactions en co-absence à celui des interactions indirectes.

Non seulement les relais indispensables pour développer des interactions qui ont des effets plus lointains ne sont pas seulement les personnes, puisqu'un rôle essentiel de relais sociaux est joué par les repères de l'environnement, les artefacts et finalement les symboles. Évidemment ils ne peuvent le jouer que si aux deux bouts d'un chaînon, puis de toute une chaîne, on trouve des personnes qui ont envisagé certaines de ces virtualités et qui sont aussi capables de les évoquer et de les utiliser pour des interactions en retour.  Les virtualités sociales sont censées sinon assurer une parfaite réciprocité entre les allers et les retours (ce qui reviendrai à bloquer les évolutions d'une société) du moins permettre des évolutions des relations sociales qui maintiennent une majorité de leurs inter-compatibilités.

Certains philosophes ou théoriciens formels du social (Pettit, List) se sont concentrés sur la définition d'une agentivité de groupe ou sur celle d'un savoir social commun. Notre position est qu'un groupe social un peu étendu implique forcément des virtualités, qui tout en étant actives (en influençant nos actions) échappent à une identification forte. En nous pensant membres d'un groupe, nous acceptons cela, mais si "accepter" implique bien "présupposer", cela ne veut pas dire "penser et agir à l'identique" (ce que suppose le CK). De plus, une pensée du social en termes de CK ne permet pas de comprendre pourquoi nous aurions besoin de faire appel à des normes (si on est tous d'accord sur la norme à appliquer et comment l'appliquer, pas besoin de normes). Dire qu'agir en groupe présuppose implicitement ce CK n'est pas non plus satisfaisant.

La théorie de l'agentivité de groupe reconnaît en revanche une spécificité des raisonnements de groupe, mais sa formalisation revient simplement à montrer que raisonnement à la majorité et raisonnement purement logique peuvent diverger. Le problème est que la cohérence d'une action de  groupe  implique en fait des révisions et ajustements entre les interactions, justement parce que les virtualités déclenchées peuvent diverger.

Le courant de l'"épistémologie sociale" a voulu trouver un compromis entre un assentiment massif et ces variations en distinguant "connaissance" et "acceptance" (vivre socialement impliquer d'accepter pour valide nombre de propositions et positions sans pouvoir en contrôler les fondements). Or des cascades d'acceptances peuvent avoir des effets dévastateurs, quand les contextes d'acceptabilité des acceptances diffèrent d'un groupe à un autre ( en 2008, pour la crise des subprimes, des matheux, aux financiers, aux courtiers, aux emprunteurs de base).

Ce problème se pose surtout dans une société qui opère de nombreux échanges,  et qui implique des chaînes d'interactions qui peuvent devenir de plus en plus étendues. Au niveau des interactions indirectes en co-absence, on  peut opérer des triangulations, donc former  de proche en proche des petits réseaux qui permettent des ajustements. Cela prend une tout autre dimension  dans des sociétés plus étendues: on passe de chaînes à des réseaux d'interactions et à des interactions qui modifient les structures de réseau.  Mais cela engendre aussi des disparités entre ceux qui jouent le rôle de carrefours d'interactions à longue portée et ceux qui s'appuient  sur des réseaux plus courts. Notre vie sociale implique de combiner ainsi plusieurs types de dépendance et d'influence, qui ont des temporalités différentes, et, pour réagir aux transformations, des capacités et vitesses de révision différentes.

Une manière de traiter ces problèmes de différences de révision, mais à une échelle plus réduite qu'une société, est de développer des organisations. Elles impliquent au moins une dualité de types d'interaction: les dirigeants traitent entre organisations, un peu à la manière des interactions indirectes, et les membres qui dépendent de l'organisation sont dans des rapports d'interactions directes et indirectes entre eux, mais dans des rapports d'interaction à longue portée avec les dirigeants. Nous n'oublions pas  le rôle des normes dans ces organisations, mais elles ont une portée différente en tant que liées à un statut d'institution (ce terme est pris dans notre livre dans un sens plus réduit que celui qui permet de dire  que tout dans une société est institution). 

Avant d'en venir aux normes, notons qu'on pourrait prétendre que toutes les sociétés ont eu à traiter le problème de ces différences d'interactivité. On pourrait croire que des tribus qui vivaient disséminées en forêt  n'avaient à se préoccuper que des interactions directes et indirectes, mais elles devaient compter sur des interactions de leur environnement qu'elles ne maîtrisaient pas, en plus des conflits avec d'autres tribus.

Les réponses à ce genre de problème semblent avoir été une combinaison entre des normes et des rituels. Il ne s'agit pas ici de la normativité sociale en général, mais du fonctionnement de normes édictées (et dont les êtres sociaux savent qu'elles l'ont été) et de rituels (ici leurs participants les attribuent à des puissances qui les dépassent).

Dans la version "réduite" que nous analysons, les normes ont pour fonction de traiter des problèmes de rapports conflictuels entre des perspectives d'interactions indirectes et des interactions à longue portée. Dans cette acception, les normes ne sont pas des règles qui s'appliquent, mais des règles qu'on invoque - quand on constate ce type de conflit, et qu'on veut "le porter sur la place publique"- donc dans un domaine qui mixte interactions indirectes et interactions à longue portée - et "dénoncer" un tort ou une injustice. Les institutions mises en place pour recevoir ces revendications et dénonciations ont au moins deux faces : elles définissent une qualification, voire une incitation à révision d'une qualification, une peine,  et elles limitent les développements de ces revendications, une fois la revendication reconnue - ou récusée. Nous en avons conclu qu'on peut parler ici d'un quatrième type d'interaction, les interactions mises hors de portée. Une fois le recours aux normes traité, sont supposés limités les conflits entre l'aspect "interactions indirectes" de rivalité et dénonciation et l'aspect "interactions à longue portée"- l'impuissance des plaignants ou défavorisés. 

Nous pensons que tout être social est amené, pour gérer ces combinaisons entre types d'interaction, à suivre quelques grandes tendances : préférer s'en tenir au groupe que l'on connaît bien, donc vivre plutôt dans les interactions directes et indirectes, ou tenter de nouer des liens avec d'autres personnes dans d'autres groupes (et la plupart du temps combiner les deux). Passer d'un type d'interactivité à un autre crée un différentiel d'interactivité, non pas seulement pour celui qui fait le pas de tenter de s'insérer dans un autre groupe, mais aussi pour ceux de son groupe initial. Il se trouve que ces dynamiques présentent des analogies avec deux dynamiques de base des modèles de réseaux sociaux (Watts et Strogatz, Barabasi et Albert). Les résultats sociaux varient : celui qui réussit sa nouvelle intégration - en ayant obtenu l'appui de personnes bien connectées dans le nouveau groupe- peut penser avoir accompli une réussite sociale, ses partenaires précédents peuvent se sentir de plus en plus limités socialement, mais il est aussi possible que la nouvelle intégration tourne à l'exploitation, et qu'inversement  maintenir des liens étroits avec le groupe initial le rende plus attractif et vivant.

Dans ce livre, si on trouve une réflexion sur les émotions sociales interprétées dans les termes de ces différentiels entre types d'interaction, ainsi que sur les rituels sociaux, on ne trouve pas de développements sur les liens de ces différentiels d'interactivité avec les divisions et inégalités sociales (l'éditeur nous a enjoint de réduire certains chapitres). On pourrait même s'imaginer que nous donnons la prime à celui qui tente d'établir les liens plus lointains et qui serait du genre "entrepreneur libéral". En fait, on trouve aussi des différentiels d'interactivité à l'intérieur de groupes plus restreints et plus traditionnalistes, quand quelques personnes deviennent des coordonnateurs et régulateurs des liens entre plusieurs autres. Dès lors ils jouent ce rôle de "hubs" qui va avec un certain pouvoir social.  Inversement, dans la version "libérale", on va trouver,  comme liants entre sous-réseaux, des milliers de "connecteurs" exploités.  

Ce qui donne du pouvoir à un individu ou un petit groupe, c'est de combiner  nécessité de passer par les liens qu'ils contrôlent et dont ils peuvent comparer l'efficience, possibilité pour eux de se passer de certains liens jugés redondants, et possibilité de disposer de plusieurs réseaux. Il semblerait alors que le pouvoir sous son aspect de source d'inégalité soit lié, comme dans les "organisations", à la possibilité de pouvoir gérer en termes d'interactions indirectes des réseaux complexes d'interactions. 

Le recours aux institutions et à leurs normes peut alors être un limitateur d'inégalités (mais si on peut le comprendre comme un "contre-pouvoir", il peut aussi avoir le rôle inverse). Un autre limitateur en est la nécessité, par exemple, de recourir à des compétences qui exigent des confrontations directes et non pas déléguées avec les sources de problèmes sociaux ou environnementaux. Là aussi on va retrouver des "rituels" d'interactions, qui signalent à la fois le fait qu'il faut "mettre la main à la pâte" pour traiter un problème social et qui reconnaissent en même temps les limites de nos capacités à en réduire les complexités.  On pourrait alors envisager qu'une société moins inégalitaire soit une société qui n'élimine pas les différentiels d'interactivité, mais dans laquelle la diversité des apports respectifs des différentes manières de les gérer soit reconnue comme fondement social. »

Pierre Livet & Bernard Conein

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