Comptes rendus des séminaires - Pierre-Henri Castel

2018-2019

Philosophie et sciences sociales

Pierre-Henri Castel (LIER-FYT)

Compte rendu :

Le séminaire inauguré cette année revendique fortement son titre, philosophie « et » sciences sociales, par contraste avec un autre dont il se démarque, malgré des affinités de contenu évidentes : philosophie « des » sciences sociales. Il ne se propose pas, en effet, une critique épistémologique des sciences sociales contemporaines. Il se propose tout autre chose : mettre à l'épreuve une hypothèse de grande portée selon laquelle la philosophie et les sciences sociales, solidairement, contribuent à augmenter la réflexivité collective sur les transformations des sociétés modernes, voire expriment (articulent, rendent plus explicite) cette réflexivité à l'œuvre dans les pratiques sociales de tous ordres caractéristiques de cette modernité.

L'expression « sciences sociales » est prise au sens large : il s'agit non seulement de la sociologie et de l'anthropologie, mais aussi bien de l'histoire, voire du droit (au moins sous certains aspects), mais aussi de la psychanalyse – ne serait-ce que parce que cette dernière est apparue comme une forme de réflexivité spécifique dans la modernité récente, sans oublier la mise en cause radicale des idéaux du moi qu'a su y identifier la « théorie critique ».

Un fil conducteur naturel pour développer cette grande hypothèse, c'est d'examiner comment le « tournant pragmatiste » des sciences sociales contemporaines (au cœur du projet du Lier-FYT) bénéficierait des avancées de la philosophie pragmatiste actuelle, mais aussi de l'élucidation des difficultés qu'elle a mises au jour dans le projet pragmatiste initial (celui de Dewey ou de Mead). De façon symétrique et inverse, on se propose de confronter cette philosophie (qui est une philosophie de l'esprit, donc du langage et de la logique, mais aussi une philosophie de l'action et une philosophie sociale) aux avancées et aux problèmes des sciences sociales d'inspiration pragmatiste.

Un accent particulier a été mis sur le « champ de bataille » (Kampfplatz, dit Kant) qu'a ouvert aujourd'hui la contestation des doctrines dominantes de la représentation et de l'action avec, disons, le tournant naturaliste et cognitiviste de la philosophie « analytique ». La construction d'une alternative rigoureuse à ce tournant est notoirement difficile. Vérité, objectivité, relativisme et constructivisme, historicisme ou platonisme, autant de notions et d'options au centre du débat. Mais surtout, la rationalité que promeuvent ces conceptions dominantes dans le champ de la philosophie analytique d'aujourd'hui est généralement contraire à l'esprit des sciences sociales « classiques » – si, du moins, on considère que l'individualisme méthodologique est incompatible avec le courant issu des travaux de Durkheim, Mauss, Elias, etc. Les séminaire trouve donc dans le croisement de ces disputes, qui a été peu  entrepris de façon systématique, son terrain propre.

Pour commencer à l'arpenter, le séminaire s'est donc déployé sur deux axes.

Le premier, c'est un commentaire de l'œuvre majeure de Robert Brandom, Making It Explicit. Le philosophe américain s'est en effet consacré à proposer une alternative méthodique, d'inspiration explicitement pragmatiste, aux théories aujourd'hui dominantes de la représentation et de l'action. Le maître-mot de cette alternative, c'est un rationalisme dit « expressiviste », et c'est à sa clarification qu'on s'est attelé. En 2018-2019, la moitié de l'œuvre a été parcourue, contextualisée au sein des polémiques philosophiques d'aujourd'hui, et rattachée dans ses grandes lignes à une lecture ample de l'histoire de la philosophie moderne : Kant, Hegel, Frege, Wittgenstein et Heidegger. On a aussi commencé à élucider les relations de Brandom avec Sellars, Dennett et Davidson. L'année 2019-2020 sera consacrée à lire la seconde moitié du livre.

Le second axe est moins intuitif et plus empirique. Il a consisté à interroger sur la base d'une philosophie de l'esprit et d'une philosophie sociale pragmatistes une pratique tout à fait particulière : la psychanalyse avec les enfants. À rebours de la compréhension psychologique de ces pratiques par les acteurs eux-mêmes, on a commencé à soulever l'hypothèse qu'il s'agirait non pas de l'application d'une théorie du fonctionnement mental morbide des enfants, théorie prétendument corroborée par la clinique, mais d'un « rituel thérapeutique » qui se décline en une série d'opérations visant à resocialiser des enfants confrontés aux contradictions et aux contingences de leur devenir-adulte. C'est une illustration éloquente de la force critique de l'approche pragmatiste pour dénaturaliser et dépsychologiser certains faits sociaux et les théories que s'en font les acteurs, mais en s'efforçant toutefois de respecter ces pratiques, et de comprendre les principes de leur efficacité sociale en fonction des contraintes de tous ordres (institutionnelles comme épistémiques) qui s'exercent sur les protagonistes et sur les idéologies qui émergent de leurs pratiques concrètes. En 2019-2020, l'enquête se poursuivra, mobilisant toujours plus des approches socio-anthropologiques alternatives à la psychologie, en approchant de plus près les faits et gestes des psychanalystes avec les enfants. Or la philosophie pragmatiste peut, selon nous, renouveler à la fois la philosophie et l'histoire de la psychanalyse, mais aussi, à plus longue échéance, réarticuler de façon originale (distincte en tout cas de la « théorie critique ») la psychanalyse au champ des sciences sociales. Vu le crédit dont jouit cette dernière depuis une vingtaine d'années, nul besoin de souligner à quel point cet autre front du champ de bataille promet lui aussi d'être animé.

Sur le plan pédagogique, enfin, ce séminaire a mis en œuvre deux pratiques, qu'on reconduira. Tout d'abord, les étudiants sont invités à abandonner toute attitude de surplomb touchant l'élaboration philosophique et épistémologique, puisque les polémiques qu'on tente de comprendre et de formaliser sont ceux dans lesquels nous sommes tous pris actuellement. Commenter un p vivant, comme Brandom, qui a d'ailleurs publié cette année son deuxième livre majeur, A Spirit of Trust, c'est ne plus pouvoir s'abriter derrière des interprétations légitimes et stabilisées, comme ils en ont eu l'habitude lors de leurs études antérieures. C'est dialoguer de plain-pied avec lui. Outre les habituelles fiches de lecture, il a donc été proposé aux volontaires de traduire un ouvrage de Brandom, Reason in Philosophy, pour contribuer à disséminer ses questions. Le fruit de leur labeur sera publié avec l'aide financière de l'EHESS dès 2020. Autant que faire se peut, cet effort de traduction, c'est-à-dire à la fois de compréhension d'un penseur et de mise à disposition de ses arguments auprès de la collectivité, sera repris en 2019-2020. Second procédé encouragé : rapprocher le plus possible, quand le sujet s'y prêtait, le travail des étudiants en Master d'un terrain d'enquête concret, et de l'observation de la manière dont des acteurs engagés dans des activités déterminées font la théorie de ce qu'ils font. L'analyse conceptuelle, argumentative, réflexive et critique qui reste au cœur de la philosophie est réputée s'enrichir de l'examen « socratique » desdites activités dans leur contexte social. Un co-jury avec un sociologue est et sera toujours possible.

Le séminaire est accessible sur le blog https://philosophiesciencessociales.blogspot.com/. Les cours ont été enregistrés, ainsi que les exposés de la journée d'étude du 21 juin 2019, « Expression et expressivisme. De la philosophie de l'esprit et du langage vers les sciences sociales? » organisée par le LIER-FYT.

2019-2020

Philosophie et sciences sociales

Pierre-Henri Castel (LIER-FYT)

Présentation :

Le principe général du séminaire et sa visée pédagogique est de rapprocher la pratique effective des sciences sociales des enjeux d’ordre argumentatif et conceptuel, philosophiquement pertinents, qu’elles soulèvent. Réciproquement, ce séminaire vise à formuler ou reformuler certaines questions débattues en philosophie morale, en philosophie de l’esprit et du langage et en épistémologie des sciences sociales, en les confrontant aux enjeux des enquêtes empiriques qui les prennnent pour objet (voire de susciter de telles enquêtes).
L’hypothèse est que philosophie et sciences sociales, sans préséance de l’une sur l’autre, peuvent, correctement articulées, déployer des dimensions inaperçues de la réflexivité critique dans les circonstances historiques qui sont les nôtres.
Pour les séances de l'année 2018-2019, voir le blog Philosophie & Sciences sociales.

Le séminaire est également inscrit dans le parcours de « philosophie contemporaine » co-habilité par l'ENS

Le séminaire 2019-2020 continuera les travaux de l'année précédente, en les centrant tout particulièrement sur la notion de représentation. Je l'aborderai sur deux axes, un premier, épistémologique et sémantique, en relation avec les notions d'intentionnalité, de référence et d’objectivité, et un second, psychologique et anthropologique, en relation avec les notions d'image, de signe et de symbole.

Je continuerai donc le commentaire de Making It Explicit de Robert Brandom, en passant à la deuxième partie du livre, explicitement consacrée à cette notion. Et je poursuivrai l'enquête amorcée sur la psychanalyse des enfants, en m’intéressant aux usages qu'on y fait du dessin pour avoir censément accès à des contenus psychiques inconscients.

Dans l'un et l'autre cas, l'accent sera mis sur des manières spécifiquement pragmatistes de mener l'enquête.

Je commencerai par une récapitulation circonstanciée des résultats de l'année précédente, pour ceux et celles qui n'auraient pas assisté au séminaire.

2020-2021

Philosophie et sciences sociales

Pierre-Henri Castel (LIER-FYT)

Compte rendu :

Le séminaire se proposait d’examiner l’interprétation que Brandom a récemment fourni de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, dans A Spirit of Trust (Belknap Press, Harvard University Press, 2019). Très rapidement, il est apparu qu’une relecture systématique et exhaustive, chapitre par chapitre, du chef-d’œuvre de Hegel suffirait amplement dans le cadre de ce séminaire, quitte à reporter à des commentaires ponctuels l’étude des interprétations de Brandom. C’est cette tâche qui a été réalisée, en sorte que les étudiants désormais disposent d’un commentaire de chacune des parties de l’œuvre, dont on a respecté la structure circulaire en commentant la préface en dernier, après l’élucidation des enjeux du savoir absolu. De nombreux compléments historiques et esthétiques (musicaux et littéraires) resituent l’œuvre dans le contexte romantique du temps. Il est accessible sur https://philosophiesciencessociales.blogspot.com/

Le fil conducteur de l’analyse reste très inspiré par le commentaire de Brandom en ceci, déjà, qu’il a cherché à mettre en lumière en quoi la Phénoménologie de l’esprit est un texte philosophique « moderne ». Plus précisément, on a cherché à identifier en quoi Hegel était un « modernisateur » de la philosophie, au sens récemment proposé par Cyril Lemieux et Pablo Blitstein. On est également revenu en détail sur le problème auquel semble s’être heurté Hegel en rédigeant le chapitre « Raison », et qui l'a conduit à donner un développement supplémentaire considérable à l’œuvre initialement prévue. Ceci nous a conduit à l’idée selon laquelle les considérations de Hegel sur la nature, non seulement marque une rupture franche avec le thème de la Naturphilosophie, mais même qu’en évitant le syntagme et en préférant Philosophie der Natur, Hegel tâtonne déjà en direction de ce qui sera plus tard une philosophie des sciences (de la nature). Un autre point essentiel qui fait que la lecture de Brandom a continué à nous inspirer, c’est l’interprétation résolument déflationniste du concept d’expérience dont il a tenté de défendre l’intérêt, malgré l’affirmation explicite de Hegel (dans l’Einleitung) que la Phénoménologie de l’esprit repose sur un autre concept d’expérience que le concept « banal ». En effet, le concept « banal » que rejette Hegel est proche du concept d’expérience qui importe à la tradition pragmatiste.

Néanmoins, la lecture de Hegel par Brandom a été au moins suffisamment esquissée dans ces séances pour poursuivre l’examen de l’œuvre du philosophe américain. L’année prochaine sera ainsi consacrée au second livre charnière (après La raison en philosophie) entre Rendre explicite et A Spirit of Trust : Perspectives on Pragmatism. Ce deuxième livre également a fait l’objet durant l’année d’une traduction collective par les étudiants, qui sera mise à disposition en 2021-2022.

2021-2022

Philosophie et sciences sociales

Pierre-Henri Castel (LIER-FYT)

Compte rendu :

Ce séminaire a exploré l'œuvre du philosophe américain Robert Brandom en confrontant deux de ses recueils d'articles, La Raison en philosophie (trad. franç. parue chez Ithaque en 2021) et surtout Perspectives sur le pragmatisme (dont la traduction a été finalisée cette année par des étudiantes et des étudiants présents et passés du séminaire, et paraît en octobre 2022, chez Ithaque).

Le but était d'élucider dans quelle mesure et en quel sens le pragmatisme spécifiquement rationaliste de Brandom  (et rationaliste au sens de la tradition analytique en philosophie) se démarque de celui de Putnam, et  surtout de Rorty. Le cours a pris la forme d'un commentaire circonstancié des chapitres de Perspectives sur le pragmatisme, avec quelques exposés d'étudiants. On est ainsi revenu sur les lectures de Kant et de Hegel par Brandom, mais en redécouvrant d'étonnantes affinités techniques et précises entre le jeune Dewey et le Hegel de Brandom.

En conclusion de cette exégèse, ce qui s’amorce dans l'œuvre de Brandom, c’est la résorption de la coupure majeure, au XXe siècle, entre philosophies « analytique » et « continentale ». Or la voie que suit ici l’auteur a tout pour surprendre : elle met au jour un « pragmatisme fondamental », au prisme duquel non seulement Kant et Hegel, mais James et Dewey, le premier Heidegger et le second Wittgenstein, puis Sellars et Quine, et enfin Rorty, renouvellent ensemble radicalement la Raison moderne. Nous sommes cependant restés en deçà du point où, comme l'annonce du cours le prévoyait, on aurait articulé cette démarche à des questions de sciences sociales stricto sensu. Seuls quelques exposés d'étudiants (Mouraud, notamment) on abordé ces points. Par contraste, on a plutôt examiné comment Brandom procède pour rendre son projet, rationaliste-normatif, finalement compatble avec des prémisses naturalistes, celles du pragmatisme classique.

Atelier-séminaire philosophie/sciences sociales

Pierre-Henri Castel (LIER-FYT)
Edouard Gardella (LIER-FYT)
Francesco Callegaro (Université de San Martin, Buenos Aires)

Présentation :

Cet atelier-séminaire vise à relancer le dialogue entre philosophie et sciences sociales, en saisissant leurs rapports dans le vif de la recherche en train de se faire. Il comporte deux moments. Une première rencontre, lors d’un atelier préparatoire sous la responsabilité des doctorants et des doctorants du Lier-FYT, clarifiera des textes et des enjeux conceptuels généraux qui jouent un rôle décisif dans l'articulation entre philosophie et sciences sociales chez une chercheuse ou un chercheur à inviter. Lors d’une seconde rencontre, ayant lieu dans le cadre d’un séminaire ouvert à tous, la personne invitée reviendra sur son travail et répondra aux questions préparées en atelier, ainsi qu’aux interventions de collègues de l’autre discipline mettant en valeur l'usage qu'ils ou elles ont fait, ou pas, de certaines notions et enquêtes, ainsi que les transformations impliquées par le passage d’une discipline à l'autre.

Touchant les premiers contenus à aborder, il nous a semblé judicieux (avec toujours à l’esprit la formation des doctorants) de commencer par un retour aux sources du projet d’articulation philosophie/sciences sociales dans notre unité. Aussi aimerions-nous déjà entendre en priorité ceux qui l’ont initié, Cyril Lemieux et Bruno Karsenti, ainsi que des invités étrangers qui ont pu reprendre et reformuler leurs perspectives, en fonction de contextes épistémologiques et politiques différents de la France.

2022-2023

Le mouvement psychanalytique au XXe siècle. Philosophie de l’esprit, histoire conceptuelle et sociologie de la connaissance

Pierre-Henri Castel (LIER-FYT)

Présentation :

En quel sens les concepts éminemment « psychologiques » de la psychanalyse, et ce qu’ils prétendent faire connaître du « sujet individuel », sont en vérité des catégories sociales — i.e. des catégories de la connaissance réflexive sociologiquement et historiquement déterminées ? Poser cette question est dérangeant : la psychanalyse a souvent revendiqué une position d’extériorité, voire de transcendance par rapport au social, soit par la voie naturaliste (Freud), soit au risque de généralités quasi métaphysiques (Lacan). La justifier exigerait, déjà, de prendre soigneusement en considération, quand on entreprend l’histoire conceptuelle de la psychanalyse au 20e siècle, les métamorphoses de la socialisation individualiste, ses multiples crises dans les sociétés modernes, et les remèdes qu’on leur a imaginés, dont, entre autres, le divan. Mais ce ne serait pas assez. Plutôt qu’offrir une nième mouture de l’« histoire culturelle » des influences qui ont façonné les théories freudiennes et post-freudiennes, ce séminaire ambitionne de cerner de plus près le parallèle éliasien entre sociogenèse et psychogenèse tout du long du processus de civilisation, autrement dit, d’appréhender la réflexivité psychanalytique à l’aune des paradoxes de ce processus et des épreuves individuelles et collectives qu’il implique. Projet bien différent de celui, plus banal, d’une critique épistémologique in abstracto de la psychanalyse. Mais avec cela, argumentera-t-on, l’enjeu capital de l’objectivité des notions psychanalytiques ne disparaît nullement ; il est au contraire réélaboré, mais à la lumière d’une philosophie sociale de l’esprit, explicitement pragmatiste et expressiviste. On examinera donc les chances d’un tel programme de recherches, les études à engager, et les obstacles à prévoir.

Atelier des philosophes du LIER-FYT

Pierre-Henri Castel (LIER-FYT)
Nathan Cazeneuve (LIER-FYT)
Julia Christ (LIER-FYT)
Bruno Karsenti (LIER-FYT)

Présentation :

L'atelier des philosophes et l'espace de rencontre institutionnelle régulier des philosophes du Lier -FYT : titulaires, associées et associés, personnes invitées par l’équipe, post-doctorantes et post-doctorants, doctorantes et doctorants. Il est destiné à discuter collectivement, en fonction des propositions de ses membres, tous les travaux en cours (du chapitre de thèse ou d’habilitation au manuscrit de livre en préparation). L'atelier est ouvert à des personnes extérieures au centre à condition de s'inscrire auprès Pierre-Henri Castel (pierre-henri.castel@outlook.fr).