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Appel à communication | Enquêter sur les demandes d'État : des tensions pratiques aux crises généralisées

Date limite : 24 mars

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Enquêter sur les demandes d'État : des tensions pratiques aux crises généralisées

Appel à communication

Date limite : 24 mars

Cette journée d’étude vise à interroger la notion de « demande d’État » sur différents terrains et à partir de différentes disciplines de sciences sociales comme la sociologie, l’histoire et la science politique. Nous entendons par « demande d’État » le processus par lequel des groupes sociaux en viennent, à travers des critiques, des revendications, et des pratiques réflexives, à invoquer un certain idéal de l’État. Ces moments manifestent particulièrement clairement la spécificité de l’État, étant à la fois un organe bureaucratique situé, et un point de vue sur les points de vue. À partir d’une perspective Eliassienne, nous suggérons que ces demandes prennent tout leur sens lorsqu’on les ramène au processus continu de différenciation et d’intégration. En effet, ce processus amène ainsi à prendre toujours plus en considération la densité croissante des rapports que les groupes, notamment professionnels, entretiennent entre eux et avec l’État, et non plus seulement sur l’action de l’appareil d’État «sur» la société.

En effet, qu’il s’agisse des caisses d’allocations familiales (Dubois, 2010), d’un tribunal de police et des services déconcentrés de l’Agriculture (Weller, 2018) ou encore du Conseil d’État (Latour, 2002), les travaux en sciences sociales ont bien mis à jour la façon dont différents services publics emploient et ajustent des « catégories d’État ». Cependant, ils ont parfois pu donner l’impression que les agents de ces services administratifs et bureaucratiques étaient les seuls dépositaires de ces catégories. Cette journée d’étude invite à ne plus circonscrire l’analyse de l’État à l’analyse des seuls acteurs travaillant dans l’appareil d’État, et à inscrire l’évolution même de la définition de l’État dans une perspective historique. Il s’agit alors d’observer comment les acteurs d’autres groupes sociaux, et notamment les groupes professionnels, aspirent à plus de discussion sur ces catégories d’État. Ce décalage méthodologique et théorique prolonge en un certain sens une compréhension de l’État comme « point de vue des points de vue » (Bourdieu, 2012), mais à partir de la normativité immanente aux pratiques. Cela implique de ne plus considérer l’État sous le seul versant de la double imposition de l’ordre symbolique, à travers l’objectivité des classements et les structures mentales des individus, mais de l’appréhender plutôt comme un processus historique de socialisation de la réflexivité à échelle d’État. Considérée en ces termes, cette réflexivité émane dynamiquement de la société et de la différenciation des groupes sociaux qui la composent, en tant qu’ils entretiennent des rapports conflictuels et solidaires.

Cette approche relationnelle par les « demandes d’État », et non plus uniquement par les actes d’État, conduit ainsi à se prémunir d’un partage trop net entre la société et l’État.

Les premières recherches sur l'analyse des mouvements sociaux et des mobilisations collectives (Shorter et Tilly 1974, Birnbaum 1984, Johnston 2011) insistaient sur la façon dont ces mouvements représentaient la manifestation de la société contre l’État. Il s’agit ici de prolonger les recherches qui se sont attachées à déconstruire cette approche dualiste. On considérera les systèmes politiques dans leur ensemble, au sein desquels ces épreuves agitent les groupes étatiques et les groupes sociaux avec lesquels ils sont interdépendants autour d’une problématique sociale donnée (Neveu 2019) — par exemple les inégalités industrielles ou les droits civiques (McAdam 1982). Parler de « demandes d’État » permet donc de rendre compte de la ligne de crête qui caractérise l’existence de l’État, toujours susceptible d’offrir un point de vue sur les points de vue — au risque d’un idéalisme excessif qui néglige le fait que cette réflexivité traduit des rapports sociaux conflictuels —, et toujours susceptible d’être traité comme un groupe d’acteurs comme les autres — au risque d’une lecture qui néglige le fait que les aspirations manifestées par l’État émanent de l’ensemble des groupes sociaux et de leurs relations.

Cette journée d’étude propose alors de contribuer au déplacement de la définition même de l’État, en ne le considérant plus comme l’autre de la société politique, mais plutôt comme un processus conjoint d’Étatisation de la société et de socialisation de l’État (Linhardt, 2018). Nous proposons aux communiquant·e·s d’analyser ce processus dans ses expressions concrètes, à savoir dans les demandes antagonistes qu'il génère entre groupes sociaux. Interroger les pratiques critiques des groupes sociaux en termes de demandes d'État implique de se questionner sur la manière dont ces groupes politisent leurs pratiques quotidiennes, expriment un idéal de ce que la société doit être, en prenant le point de vue de l’État (Lemieux, 2018).

Il s’agit donc dans cette journée d’étude d’analyser l’émergence gradualiste de ces conflits. Nous prêterons une attention égale aux différents niveaux auxquels se manifestent ces « demandes d’État » : dans les tensions pratiques et les affaires quotidiennes des groupes, dans la formulation d’une critique d’État lors d’un conflit entre groupes, dans la formation de controverses publiques menant à des réformes de l’État, et enfin dans des crises politiques liées à des luttes pour l’État. Quel lien existe-t-il entre ces différents niveaux ? Comment une « demande d’État » évolue-t-elle au fil de ce gradient ? Comment est-elle prise en charge ou relativisée ? À quel point rend-elle l’État manifeste, parfois jusqu’à le faire vaciller ? La journée d’étude invite ainsi à se questionner sur les processus de cloisonnement et de décloisonnement d’une « demande d’État » pouvant par exemple être circonscrite au seuil d’un groupe professionnel, ou prendre la forme d’une mobilisation collective. Enfin, cette approche réticulée sur les séquences graduelles d’une demande d’État permet de relativiser le caractère éruptif et contingent que l’on attribue souvent aux crises politiques généralisées. Considérer les choses en ces termes permet ainsi d’aborder la question des cas limites, ceux où les interdépendances antagonistes des groupes sociaux ne soutiennent plus la boucle par laquelle une société politique, par l’intermédiaire de l’État, se représente à elle-même et régule les dynamiques qui l’agitent.

Axe 1 : Des tensions pratiques à la formulation d’une demande d’État

Le premier axe de communication propose de dialoguer avec les travaux en sciences sociales qui ont travaillé l’usage et l’extension des catégories étatiques chez les groupes professionnels de l’administration, et d’étendre cette approche à l’analyse d’autres groupes sociaux. L’intérêt de cet axe est de reprendre l’étude des tensions ou des contradictions éprouvées par les acteurs dans leurs pratiques quotidiennes. Il s’agit par exemple de moments où des professionnels mobilisent des jugements et des compétences qui ne sont pas pris en compte dans les règles formelles du travail. Cela nous invite à réinterroger la façon dont ces personnes vont négocier ces règles et mobiliser des catégories alternatives,

en supposant que ce travail de politisation des règles pratiques implique de se situer vis-à-vis de l’État, de ses effets d’objectivation et de régulation, y compris au sein de groupes sociaux qui ne sont pas rattachés à l’administration.

Toutefois, si les actes et les catégories d’État produisent toujours des tensions mettant en péril leur réussite, comment se fait-il que nous n’assistions pas à plus de critiques et de conflits ? Nous proposons ainsi d’explorer les conditions pratiques d’émergence du conflit. Cela conduit à reposer la question du litige (Felstiner, Abel, Sarat, 1991), non plus uniquement au niveau du droit, mais à l’ensemble des situations où l’État se rend présent et pose problème. Les travaux sur les « présences d’État » (Alauzen, Gélédan, 2021) ont bien montré la fécondité d’une analyse de l’État à partir de sa spectralité. Là aussi, nous souhaiterions nous demander ce qu’il advient de cette spectralité si l’on étend la focale à l’ensemble des groupes professionnels : comment cette spectralité se manifeste-t-elle ? Comment amène-t-elle à la formulation de demandes d’État ? Comment ces tensions pratiques participent-elles ou non à rendre des groupes professionnels plus réflexifs sur leur solidarité avec d’autres groupes ? Comment les groupes en viennent-ils à politiser leurs interdépendances avec d’autres groupes ?

Enfin, cet axe invite à étudier, non plus ce qui conduit à une demande d’État à partir de la pratique quotidienne des acteurs, mais aussi ce qui vient limiter le processus réflexif, conduisant à l’État. Il s’agit ainsi d’une nouvelle manière d’aborder les formes d’évitement du politique (Eliasoph, 2010), les sphères concurrentielles à la sphère publique (Hirschman, 1983), mais aussi les résolutions des épreuves pouvant être perçues comme des succès d’État (Trom, 2020). Nous suggérons qu’un nouveau regard peut être porté sur ces questions si l’on considère que ces processus critiques sont à la fois alternatifs à l’État et rendus possibles par l’État, et que l’on s’attache à rendre compte de cette dualité.

Axe 2 : Des demandes conflictuelles d’État à la réforme de l’État

Dans la continuité directe de ce point, le deuxième grand axe de cette journée nous invite à réfléchir aux moments où l’État est ouvertement mis à l’épreuve, où ces processus critiques finissent par mener à des formes de dénonciations, au point qu’une disjonction apparaît entre l’État dans ses pratiques et l’État comme idéal (Linhardt 2012a). Ces « épreuves » sont au cœur de la façon dont plusieurs courants disciplinaires, en apparence assez différents, ont appréhendé la question de l’État. Elles ont en commun, et c’est le point que nous souhaitons explorer, la remise en cause de la séparation artificielle entre « État » et la « société civile » pour analyser ce qui les relie, voire pour placer l’analyse à l’échelle des « sociétés politiques à État » et des conflits qui les animent.

Plusieurs travaux ont abordé ces interdépendances entre États et groupes sociaux en considérant la façon dont les mobilisations en faisaient un enjeu : dans les échanges entre mouvements et partis politiques (Goldstone 2003), dans la façon dont les problèmes soulevés sont progressivement pris en charge par l’État, ou lorsque les acteurs portant la mobilisation se trouvent de plus en plus étroitement liés avec le groupe étatique (Bereni et Revillard 2007). La sociologie des problèmes publics qui a émergé dans le même mouvement s’est encore plus ouvertement penchée sur le problème de l’émergence et de la constitution collective des « problèmes » auquel devait faire face l’État (Gusfield 2009, Gardella et Lavergne 2009). Il s’agit alors de se pencher sur les controverses au sein ou entre des groupes sociaux qui amènent à redéfinir certains pans de l’État et ce que la société politique en attend.

La sociologie de l’action publique, bien que s’intéressant moins à la formation de l’État et de ses institutions et davantage à son incarnation dans des politiques publiques

gouvernementales, a elle aussi abordé ce problème. En ce sens, c’est moins dans les transformations des institutions et de l’organisation de l’État qu’elle observe sa mise à l’épreuve, mais dans la place croissante des politiques publiques et de ses élans administratifs (Orren 2017). Cela a donné lieu à des travaux sur les pratiques de « mise à l’agenda » (Parsons 1995), sur l’influence des positions et des prises de position dans la constitution de politiques publiques (Dubois 2014), ou encore sur l’influence grandissante des risques et de l’évaluation des risques dans la prise de décisions politique (Lascoumes 2012). La tendance des réformes administratives vers davantage de transparence et d’expertise ont révélé encore davantage les mises à l’épreuve de l’État au gré des incertitudes de la vie sociale (Benamouzig et Besançon 2005), et la façon dont le « souci de soi » de l’État (Bezes 2009), poussé à un niveau supplémentaire de réglementation et d’évaluation, participait à multiplier ces moments d’épreuves politiques.

Il s’agit alors d’unir les constats de ces deux approches : contrairement à ce que laissent entendre certaines études sur les mouvements sociaux, les transformations politiques engendrées par ces mobilisations n’émanent pas seulement des demandes de la « société civile » car elles rencontrent des tensions que les professionnels de l’État éprouvent également. De même, contrairement à ce que laissent penser certaines traditions dans l’étude de l’action publique, les réformes et la mise à l’agenda de problèmes par les membres de gouvernements, le législateur ou les membres de l’administration ne se font pas « contre » ni même simplement « en coopération » avec les acteurs de la société civile. Elles sont la manifestation de l’interdépendance plus ou moins antagoniste que ces groupes entretiennent avec le reste de la société politique, y compris dans l’épreuve. Est-il possible de faire ressortir plus clairement ce que ces différentes approches ont en commun à partir de la notion de « demande d’État » ? Est-il possible de rendre compte de moments de controverses et de disputes à partir de cette approche à trois termes ? Peut-on en retrouver la trace dans les réformes et les ajustements de l’État ? Est-il possible, en comparant les différents cas de demandes d’État, de monter en généralité afin de rapporter leur dynamique et leurs évolutions à l’organisation sociale des sociétés politiques au sein desquelles elles ont lieu ?

Axe 3 : De la crise des demandes d’État aux luttes pour un nouvel État

Cela nous amène enfin à interroger les crises généralisées dans lesquelles l’entièreté de l’appareil d’État ainsi que l’idéal qu’il manifeste se voient bouleversés. On entre ici dans le domaine des phénomènes historiques de plus grande envergure, tels que les guerres civiles (Baczko et Dorronsoro 2017), les crises politiques et sociales (Charles Tilly 2000), les processus coloniaux et postcoloniaux (Anon 2004 ; Goh 2008) ou bien les révolutions (Skocpol 1985). Si les mouvements sociaux et les controverses publiques débouchent sur un réajustement de l'État, ces conflits d'État généralisé peuvent être compris comme des moments où les critiques qui émanent de ces demandes d’État sont telles que l'État en est réduit à être un groupe social parmi d’autres. En ce sens, cet axe vient interroger les moments de crise généralisée où l'État ne peut plus prétendre à un rôle d’arbitre régulateur des conflits entre les groupes sociaux. Au-delà de la distinction entre État normal/État failli (Call 2011), ou État fort/État faible (Rotberg 2003), il s’agit ici de penser le passage gradualiste d’une situation où les demandes d’État embrayent avec les réformes et les réajustements de celui-ci, à une situation dans laquelle on observe une telle montée en tension de la potentielle contradiction des rapports conflictuels, et bien que solidaires entre groupes, que l'État ne peut plus gérer ces demandes, devenant inapte à se représenter et réguler les tensions qui agitent la société politique concernée.

Dans cet axe, il s'agit, d'une part, d'interroger comment se déploie un conflit qui remet en cause l’État dans sa capacité à réguler l’ensemble de la société. En pensant à ce

phénomène comme un processus, les communications pourront donc porter sur les dynamiques relationnelles entre groupes sociaux qui permettent l'émergence de crises d'État généralisé dans une situation historique donnée. Nous pourrons alors interroger le processus de changement d’échelle du conflit (Charles Tilly et Sidney Tarrow 2008) et les désenclavements des espaces de confrontations (Dobry, 2009) : quel processus fait d’un rapport de force entre groupes une disjonction au niveau de l’État ? Comment des tensions et oppositions existant entre groupes viennent-elles s’exprimer de façon frontale, au point de miner les tentatives de régulation de l’État ?

Il s'agit d'autre part de se demander comment ces crises généralisées donnent lieu, en retour, à de nouvelles pratiques quotidiennes, de nouvelles micro-épreuves, de nouvelles controverses publiques ou viennent à l'inverse en réactualiser certaines. Il est alors possible de se demander comment, dans les pratiques les plus concrètes, s’organise la société quand l’État n’est plus la seule instance de régulation, ni un appui de la pratique qui semble opérant pour les acteurs (voire Saint Fuscien 2020 sur l’école durant la Première Guerre mondiale ; Bazcko 2021 sur les tribunaux talibans ; Kotsonouris 1994, sur la justice révolutionnaire de l’IRA). Dans ces périodes de crise, quels sont les référentiels mobilisés par les acteurs pour faire face aux problèmes pratiques quotidiens ? Comment ces moments d’anomie sont-ils politisés par les différents groupes sociaux ? Des instances supranationales sont-elles appelées à se substituer à l'État comme organe de régulation ?

Enfin, travailler sur ces crises généralisées permet, à partir de l'analyse de la pratique des groupes sociaux et de leur engagement dans la crise, de travailler sur les déplacements d'idéaux que produisent ces phénomènes historiques. Cet axe propose alors de comprendre le lien direct entre les pratiques des groupes dans des moments de crise, et le déplacement, l’actualisation ou encore la réaffirmation des idéaux en présence (Jacques Rougeries, 2018) : comment cela éclaire-t-il les différents liens possibles entre organisation pratique générale d’une société et idéologie ? Comment la réorganisation d’une société à État en temps de crise affecte-t-elle l’évolution des conflits idéologiques entre groupes sociaux ?

Modalité de soumission

Les propositions de communications de 3000 signes maximum, accompagnées d’une brève notice biographique (nom, prénom, discipline, affiliation et statut), seront à envoyer aux adresses suivantes :

alice.legallcecillon@ehess.fr baptiste.legros@ehess.frtheo.leschevin@sciencespo.fr

pour le 10 mars 2023 au plus tard. Les notifications d’acceptation ou de refus seront envoyées autour du 15 avril 2023.

Les propositions de communication doivent indiquer dans quel axe elles se situent, et à défaut indiquer clairement le lien avec la thématique de la journée d’étude. Les propositions pourront comprendre les éléments suivants: Contexte, Cadre Théorique, Méthodologie, Résultats, et 5 références maximum.

Dates

La journée d’étude aura lieu le 15 juin 2023.

Comité d’organisation

  • Alice Le Gall-Cécillion (LIER-FYT/EHESS)

  • Baptiste Legros (LIER-FYT/EHESS)

  • Théo Leschevin (ICT/Université Paris Cité, LIER-FYT/EHESS)

Comité scientifique

  • Nicolas Delalande (CSO, SciencesPo)

  • Quentin Deluermoz (ICT, Université Paris Cité)

  • Laurent Gayer (CERI, SciencesPo)

  • Anna Colin Lebedev (ISP, Université Paris Nanterre)

  • Dominique Linhardt (LIER-FYT, CNRS)

  • Lola Zappi (CSO, SciencesPo)

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